Bollywood, ce cinéma qui unit l'Inde

Née à Bombay il y a un siècle, l'industrie cinématographique indienne s'est révélée le meilleur ciment d'un peuple hétérogène. Florissante, elle étend maintenant son influence au-delà des frontières du pays.


Le 3 mai 1913, bravant la chaleur humide de l'été, une foule impatiente se presse devant le Coronation Cinema, à Bombay. L'interminable attente en vaut la peine: on y projette le premier film entièrement conçu et réalisé par un Indien. Dans une Inde sous tutelle britannique, où s'accumulent les prémices d'une indépendance définitivement conquise trente-quatre ans plus tard, mais où la fibre patriotique est déjà à vif, c'est loin d'être anodin. Dhundiraj Govind Phalke alias Dadasaheb, à qui revient la paternité de ce «muet» intitulé Raja Harishchandra, a puisé son inspiration dans le ­Mahabharata, la grande épopée de la mythologie hindoue. Ce n'est pas un hasard non plus.
Malgré ses 1100 mètres de pellicule enroulés sur quatre bobines, le film ne dure que… quarante minutes. Il est sous-titré en anglais et en hindi. Et parce qu'à l'époque aucune femme n'aurait accepté de se donner en spectacle dans le sous-continent indien, le casting est entièrement masculin. Même le rôle de l'héroïne est tenu par un homme. Le film connaît un immense succès. C'est le début d'une longue histoire d'amour entre les Indiens et le cinéma. Une passion qui, cent ans plus tard, ne s'est toujours pas démentie.
 
Le cinéma joue un rôle social
 
Pour tous les historiens du cinéma indien, Raja Harishchandra a marqué le coup d'envoi de ce qui deviendra, au fil du temps, le fameux ­«Bollywood». Un label un peu fourre-tout, qui déborde depuis longtemps des frontières du cinéma «made in Bombay». Dénominateur commun - comme le cricket - d'une population aussi peu homogène que l'est celle de l'Inde, il englobe désormais les films «régionaux» produits à Calcutta, Madras ou encore Hyderabad, tournés en bengali, tamoul, ou telugu. «En Inde, le cinéma est le ciment culturel le plus solide qui soit», note Farooq Sheikh, célèbre acteur des années 1970. À 64 ans, il a travaillé avec des réalisateurs aussi talentueux qu'éclectiques: le Bengali Satyajit Ray et le musulman de Lucknow (Uttar Pradesh, nord) Muzaffar Ali, notamment. «En Inde, le cinéma est aussi l'art le plus démocratique. Il a contribué à gommer les différences sociales. Dans les salles obscures, les divisions entre castes et religions sont momentanément oubliées», renchérit Avijit Ghosh, l'éditorialiste du Times of India.Enraciné dans l'inconscient des peuples du sous-continent, populaire jusqu'en Afghanistan, le Bollywood ne se résume donc pas à une débauche de chants, de danses, de couleurs criardes et d'histoires d'amour à l'eau de rose. Il n'est pas seulement une machine à faire rêver. Au-delà du glamour un peu mièvre - ou trop clinquant - que l'on en retient trop souvent, le celluloïd indien a joué, et continue de jouer, un rôle éminemment politique et social. Si Dada­saheb Phalke a montré la voie il y a cent ans, nombre de cinéastes lui ont emboîté le pas. Patriotisme et divertissement ont toujours fait bon ménage en Inde.
 
«Dans l'Inde d'avant l'indépendance, le cinéma a souvent servi à réveiller le nationalisme. En 1921, la première censure d'un film indien par les Anglais n'était pas due à des scènes trop violentes ou indécentes, mais à ce qu'ils jugeaient être un scénario politiquement subversif», relève Avijit Ghosh. En 2001, le film Lagaan, réalisé par ­Ashutosh Gowariker, qui met en scène la lutte de pauvres villageois indiens déterminés à échapper à l'impôt injuste prélevé par les colons britanniques, est un franc succès.

Les opprimés l'emportent en gagnant un improbable match de cricket contre l'oppresseur. Aujourd'hui, le Bollywood est aussi volontiers didactique et presque toujours moral. En témoigne de manière éclatante Three Idiots, de Rajkumar Hirani, qui fit un tabac en 2009 (86 millions de dollars de recettes dans le monde entier). Cette comédie échevelée met notamment en exergue l'importance de l'éducation, de l'amitié et prône la tolérance et le respect de l'autre.
Au Mehboob Studio, au cœur de Bandra, le quartier de Bombay où résident la plupart des artistes de renom, le temps semble s'être arrêté aux années 1950, date de sa création. Ni or ni paillettes dans ce qui ressemble à un grand jardin, une sorte d'oasis au milieu de la ville. À quelques centaines de mètres de là, la mer d'Arabie vient lécher les contreforts de la promenade. Le bâtiment principal abrite les bureaux, une salle de maquillage aujourd'hui désertée par les acteurs, qui lui préfèrent le «vanity van» - l'autobus itinérant superéquipé qui campe dans la cour -, une petite pièce où quelques costumes défraîchis attendent sagement sur des cintres qu'une starlette peu fortunée ait recours à eux, une autre où s'entassent des centaines de bobines de celluloïd poussiéreuses… Un long couloir traverse cet édifice sans grâce. Sur les murs, photos et posters témoignent des heures de gloire de Mehboob Khan, le fondateur du studio auquel il a donné son nom. Un cliché le montre en compagnie de Jawaharlal Nehru, le premier chef de gouvernement de l'Inde indépendante, dont il fut l'ami. Un peu plus loin s'étale l'affiche de son film emblématique, Mother India, sorti en salle en 1957. «La vie et l'œuvre de mon père incarnent à elles seules ce que représente Bollywood pour des millions d'Indiens», lance ­Iqbal Khan, le fils de ­Mehboob, qui dirige aujourd'hui le studio. Si l'histoire de Mehboob Khan fait la part belle au rêve, Mother Indiaest une fresque des plaies qui accablent l'Inde rurale: sécheresse ou pluies torrentielles qui dévastent les récoltes, usuriers impitoyables, suicides de paysans… «Mother Indiaest toujours d'actualité, c'est un véritable manifeste en faveur des villages indiens», affirme Iqbal Khan. En Inde, 70% de la population vit en zone rurale.

Les acteurs indiens adorent tourner à New York
 
Entrepris en 1955, le tournage de Mother India a duré deux ans. «Le film a été tourné à 99% dans des villages. Les tournages en extérieur restent une marque de fabrique de Bollywood», explique Iqbal Khan. «Aujourd'hui, les acteurs indiens adorent aller tourner à New York. C'est une mode, poursuit-il. Avant, c'était la Suisse, mais cela était dû à l'insurrection au Cachemire indien, qui a forcé les cinéastes à quitter, dès les années 1990, cette région aux paysages montagneux et bucoliques.»

Quant à Mehbood Khan, issu d'une famille pauvre et illettrée du Gujarat (ouest), analphabète lui-même, sa vie est un roman qu'Iqbal raconte sans se faire prier: «Un jour, alors qu'il était tout gosse, mon père s'est enfui de chez lui pour aller voir un film dans un village voisin. Sa vocation lui a alors pour ainsi dire sauté à la figure. Il fonce à Bombay, où il trouve des petits rôles de figurant. Puis il devient réalisateur, c'est la gloire et la consécration avec Mother India, en 1957.»

La suite est moins glorieuse. Les deux derniers films de Mehboob font un flop et lorsqu'il meurt, en 1964, à l'âge de 58 ans, le studio est entièrement hypothéqué. «Ce fut une époque très dure, soupire Iqbal, qui poursuivait alors des études aux États-Unis. Il fallait faire face aux créanciers, les acteurs nous méprisaient. Je soupçonne qu'à la fin de sa vie mon père a eu le sentiment d'avoir été trahi par ses meilleurs amis.»Mother India version urbaine? Le jeune Khan, qui connaît aussi les affres des querelles de succession avec ses frères, réussit finalement à redresser la barre.
«Le cinéma indien est une industrie florissante. Elle attire les investisseurs européens et américains. Il y a de plus en plus de projets cinématographiques indo-américains», affirme cet homme affable qui avoue être un manager et non pas «un homme de cinéma comme son père, qui avait ça dans le sang». Il reconnaît qu'«aujourd'hui, en Inde, les gens veulent voir davantage de glamour à l'occidentale. Les films sont plus courts et ils comportent moins de danse et de musique». Toutefois, se rengorge-t-il, «les films indiens ne seront jamais aussi olé-olé qu'en Occident, c'est une question de culture».



        

Facebook
Instagram
YouTube Channel