La sensualité de son corps dans cette danse endiablée face au tambour, ses mains qui s’entremêlent, son écharpe rouge vif qui tourbillonne, et soudain une pose langoureuse avant de reprendre de plus belle sa transe…
L’objet de tous les regards n’est pas une femme. Ni un homme. C’est une hijra. Et les frontières des genres se troublent en observant cet être danser poitrine en avant, en sari et à la mâchoire carrée.
Plusieurs d’entre elles se réunissent chaque mercredi dans ce sous-sol de l’association décoré du sol au plafond, à Lajpat Nagar, un quartier central de New Delhi. On les remarque tout de suite parmi la vingtaine de gays venus eux aussi se retrouver: les hijras s’étalent par terre, rient fort… mais parlent peu.
Cette communauté taboue, composée de membres de toutes les catégories sociales, sait se protéger et faire planer un certain mystère autour d’elle.
Leur origine en Inde est tout aussi difficile à déterminer, la seule certitude est l’ancienneté de leur apparition. Inde mythologique ou invasion moghole (dès le VIIIe siècle après JC), les hijras elles-mêmes ont des avis divergents. Mais «les racines qu’elles choisissent révèlent la façon dont elles veulent s’inscrire dans la société pour se sentir légitimes», explique Emmanuelle Novello, anthropologue qui a vécu deux ans avec cette communauté de New Delhi.
«La pire vie pour un Indien»
Se sentir légitime est essentiel pour les hijras, dans une société cloisonnée où elles incarnent l’humiliation ultime: la transgression des genres. D’abord le doute s’installe chez les parents. Pendant leur enfance ou leur adolescence, ces garçons ou jeunes hommes, hétérosexuels ou non, sont surpris par leur famille, à plusieurs reprises, à préférer la compagnie des femmes (mère, sœurs, amies), à effectuer beaucoup de tâches ménagères. Voire à se maquiller, à être attiré sexuellement par les hommes.
Par leur comportement, ils correspondent à la définition de la femme selon les codes indiens. Rester un homme tout en étant attiré par le fer à repasser et/ou un homme est inconcevable pour un Indien.
Mais changer de genres, comme changer de caste, est inconcevable en Inde. Un Indien né brahmane (la plus haute caste) ou intouchable le reste toute sa vie. De la même manière, aucun changement de sexe et de genre n’est toléré dans les coutumes indiennes.
Toute transgression est un déshonneur. D’autant plus qu’aucune hijra ne pourra atteindre la réussite selon les normes indiennes: le mariage et les enfants. Elles ne peuvent pas procréer puisqu’elles ne sont pas considérées comme des hommes et ne peuvent pas enfanter. Une minorité de ces jeunes hommes, dotés d’une malformation sexuelle, sont alors contraints de devenir hijra car ils ne peuvent pas avoir d’enfants.
Voilà pourquoi les parents essaient d’abord de remettre leur fils «dans le droit chemin», celui qui lui était prédestiné selon elle : «Cette tentative de correction passe par des menaces, des mises à l’écart, des violences physiques et verbales».
En cas d’échec, l’enfant ou le jeune homme est catalogué hijra. Aussi dure et humiliante soit-elle, c’est la seule existence possible. Le jeune homme est alors exclu du cercle familial. Il doit rejoindre alors un groupe de 10 à 30 hijras ou disciples (chelas) organisé autour d’un «chef» (naik) qui l’accueille par un rituel. Cette petite communauté devient sa belle-famille, l’hijra se marie à un époux fictif.
Une fois intégré dans un groupe, les rapports avec la famille ne s’améliorent pas pour autant. Comme pour Tania, qui ne peut accéder au titre de propriété auquel elle a droit. Venue chercher de l’aide à la Naz Foundation, elle raconte son histoire péniblement, s’arrête, et soulève son T-shirt à l’effigie de Britney Spears pour dévoiler les coups qu’elle a reçus par des proches.
En incarnant le malheur et la souffrance, les hijras se voient conférer des dons de bonheur par la société indienne, comme par compensation.
Un homme, intimidé, vient d’ailleurs prier devant Muskah, un hijra massif aux yeux verts et à l’air hautain. Les domaines de prédilection pour cette communauté privée de fertilité: les naissances et les mariages. Durant la cérémonie du «toli», elles bénissent l’enfant ou le couple. Chaque groupe investit un territoire particulier de New Delhi dans lequel il est le seul à pouvoir y travailler. Les hijras se font payer «environ 5.000 roupies (76 euros) par mois», une hijra au cheveux rouges et spécialisée dans les naissances, et peuvent mendier pour arrondir leur fin du mois. Mais gare à ceux qui refusent de leur donner de l’argent! Les hijras ont aussi un pouvoir de malédiction et peuvent jeter un mauvais sort : dans l’Etat du Bihar, elles sont d’ailleurs employées comme collecteurs d’impôts.
La plupart ne sont pourtant pas émasculés, pour ne pas se couper entièrement de leur famille ou pour continuer à mener une double vie. Mais toutes se considèrent comme des «hijras-nés», c’est-à-dire asexués. Seule l’apparence compte et personne ne viendra regarder sous leur sari. Affirmer être née hijra est une manière pour elles de rejeter cette transgression des genres pendant leur enfance, qui leur a valu l’opprobre de la famille et de la société.
La sexualité est omniprésente et visible chez les hijras, notamment dans les tolis. «Elles vont mettre la tête du marié dans leur décolleté par exemple, mais cette séduction évoque la fertilité dans la société indienne. Elles révèlent leur puissance sur le bonheur des non-hijras par ces gestes à connotation sexuelle».
Ce genre de comportement renvoie une image dépravée de cette communauté. Leurs rapports sexuels anaux et oraux sont aussi condamnés et n’arrangent pas leur réputation.
Le sexe est également une source de revenus. Même si aucune ne l’avouera, la prostitution étant lourdement condamnée par leur chef: déjà symbole du déshonneur, l’hijra qui se prostitue est complètement dévalorisée.
Pourtant, la cause des homosexuels et des «transgenres» a connu quelques avancées récentes en Inde. En 2009, la Haute Cour de Delhi décriminalise l’homosexualité (article 377 du code pénal invalidé). Un an plus tôt, l’Etat du Tamil Nadu reconnaissait l’existence d’un troisième sexe et inscrivait un genre «T» (transsexuel) à côté des traditionnels «M» et «F» sur les cartes d’électeurs.
L’objet de tous les regards n’est pas une femme. Ni un homme. C’est une hijra. Et les frontières des genres se troublent en observant cet être danser poitrine en avant, en sari et à la mâchoire carrée.
Plusieurs d’entre elles se réunissent chaque mercredi dans ce sous-sol de l’association décoré du sol au plafond, à Lajpat Nagar, un quartier central de New Delhi. On les remarque tout de suite parmi la vingtaine de gays venus eux aussi se retrouver: les hijras s’étalent par terre, rient fort… mais parlent peu.
Cette communauté taboue, composée de membres de toutes les catégories sociales, sait se protéger et faire planer un certain mystère autour d’elle.
Leur origine en Inde est tout aussi difficile à déterminer, la seule certitude est l’ancienneté de leur apparition. Inde mythologique ou invasion moghole (dès le VIIIe siècle après JC), les hijras elles-mêmes ont des avis divergents. Mais «les racines qu’elles choisissent révèlent la façon dont elles veulent s’inscrire dans la société pour se sentir légitimes», explique Emmanuelle Novello, anthropologue qui a vécu deux ans avec cette communauté de New Delhi.
«La pire vie pour un Indien»
Se sentir légitime est essentiel pour les hijras, dans une société cloisonnée où elles incarnent l’humiliation ultime: la transgression des genres. D’abord le doute s’installe chez les parents. Pendant leur enfance ou leur adolescence, ces garçons ou jeunes hommes, hétérosexuels ou non, sont surpris par leur famille, à plusieurs reprises, à préférer la compagnie des femmes (mère, sœurs, amies), à effectuer beaucoup de tâches ménagères. Voire à se maquiller, à être attiré sexuellement par les hommes.
Par leur comportement, ils correspondent à la définition de la femme selon les codes indiens. Rester un homme tout en étant attiré par le fer à repasser et/ou un homme est inconcevable pour un Indien.
Mais changer de genres, comme changer de caste, est inconcevable en Inde. Un Indien né brahmane (la plus haute caste) ou intouchable le reste toute sa vie. De la même manière, aucun changement de sexe et de genre n’est toléré dans les coutumes indiennes.
Toute transgression est un déshonneur. D’autant plus qu’aucune hijra ne pourra atteindre la réussite selon les normes indiennes: le mariage et les enfants. Elles ne peuvent pas procréer puisqu’elles ne sont pas considérées comme des hommes et ne peuvent pas enfanter. Une minorité de ces jeunes hommes, dotés d’une malformation sexuelle, sont alors contraints de devenir hijra car ils ne peuvent pas avoir d’enfants.
Voilà pourquoi les parents essaient d’abord de remettre leur fils «dans le droit chemin», celui qui lui était prédestiné selon elle : «Cette tentative de correction passe par des menaces, des mises à l’écart, des violences physiques et verbales».
En cas d’échec, l’enfant ou le jeune homme est catalogué hijra. Aussi dure et humiliante soit-elle, c’est la seule existence possible. Le jeune homme est alors exclu du cercle familial. Il doit rejoindre alors un groupe de 10 à 30 hijras ou disciples (chelas) organisé autour d’un «chef» (naik) qui l’accueille par un rituel. Cette petite communauté devient sa belle-famille, l’hijra se marie à un époux fictif.
Une fois intégré dans un groupe, les rapports avec la famille ne s’améliorent pas pour autant. Comme pour Tania, qui ne peut accéder au titre de propriété auquel elle a droit. Venue chercher de l’aide à la Naz Foundation, elle raconte son histoire péniblement, s’arrête, et soulève son T-shirt à l’effigie de Britney Spears pour dévoiler les coups qu’elle a reçus par des proches.
En incarnant le malheur et la souffrance, les hijras se voient conférer des dons de bonheur par la société indienne, comme par compensation.
Un homme, intimidé, vient d’ailleurs prier devant Muskah, un hijra massif aux yeux verts et à l’air hautain. Les domaines de prédilection pour cette communauté privée de fertilité: les naissances et les mariages. Durant la cérémonie du «toli», elles bénissent l’enfant ou le couple. Chaque groupe investit un territoire particulier de New Delhi dans lequel il est le seul à pouvoir y travailler. Les hijras se font payer «environ 5.000 roupies (76 euros) par mois», une hijra au cheveux rouges et spécialisée dans les naissances, et peuvent mendier pour arrondir leur fin du mois. Mais gare à ceux qui refusent de leur donner de l’argent! Les hijras ont aussi un pouvoir de malédiction et peuvent jeter un mauvais sort : dans l’Etat du Bihar, elles sont d’ailleurs employées comme collecteurs d’impôts.
La plupart ne sont pourtant pas émasculés, pour ne pas se couper entièrement de leur famille ou pour continuer à mener une double vie. Mais toutes se considèrent comme des «hijras-nés», c’est-à-dire asexués. Seule l’apparence compte et personne ne viendra regarder sous leur sari. Affirmer être née hijra est une manière pour elles de rejeter cette transgression des genres pendant leur enfance, qui leur a valu l’opprobre de la famille et de la société.
La sexualité est omniprésente et visible chez les hijras, notamment dans les tolis. «Elles vont mettre la tête du marié dans leur décolleté par exemple, mais cette séduction évoque la fertilité dans la société indienne. Elles révèlent leur puissance sur le bonheur des non-hijras par ces gestes à connotation sexuelle».
Ce genre de comportement renvoie une image dépravée de cette communauté. Leurs rapports sexuels anaux et oraux sont aussi condamnés et n’arrangent pas leur réputation.
Le sexe est également une source de revenus. Même si aucune ne l’avouera, la prostitution étant lourdement condamnée par leur chef: déjà symbole du déshonneur, l’hijra qui se prostitue est complètement dévalorisée.
Pourtant, la cause des homosexuels et des «transgenres» a connu quelques avancées récentes en Inde. En 2009, la Haute Cour de Delhi décriminalise l’homosexualité (article 377 du code pénal invalidé). Un an plus tôt, l’Etat du Tamil Nadu reconnaissait l’existence d’un troisième sexe et inscrivait un genre «T» (transsexuel) à côté des traditionnels «M» et «F» sur les cartes d’électeurs.