La laïcité pratique à La Réunion : 'Nout vive ensemb'

L’objet de cette note est d’expliquer ce qui se fait traditionnellement sur l’île de La Réunion, colonie française depuis le 17ème siècle et Département français depuis la loi du 19 mars 1946. L’objectif n’est aucunement de dire que ce qui se fait ici et là, que la conception juridique de la laïcité ou que les discours des uns et des autres sont mauvais ou bons : ce qui importe, c’est d’expliciter les pratiques et de voir dans quelles mesures, tant à La Réunion que dans les autres Départements de France, les uns et les autres peuvent prendre connaissance de ce qu’il y a de bien là, et s’en inspirer s’ils estiment que cela fonctionne.


I - Historiographie

Les vagues successives de peuplement de La Réunion, depuis le milieu du XVIIe siècle, ont amené avec elles leurs pratiques religieuses. Du Catholicisme des blancs européens et du culte des ancêtres des noirs esclaves vivant côte à côte, puis de l’hindouisme spécifique des engagés tamouls (originaire du Tamil Nadu, sud-est de l’Inde) à l’islam sunnite des immigrés indiens du Gujrat, et enfin du judaïsme de quelques pratiquants nouvellement arrivés à la célébration des anciens de la part des descendants des migrants du sud-est asiatique et de la Chine, en passant par la faible émergence de l’islam chiite ou de plusieurs églises chrétiennes et protestantie, la pratique religieuse a été et reste un élément clé de la vie de tous les jours des réunionnais. Si nous pouvons dire que l’Église catholique accueille la majeure partie des croyants de l’île, devançant respectivement la pratique tamoule, le culte des ancêtres et l’islam, nous pouvons aussi dire que la coexistence des religions et des pratiquants sur un même territoire, dans une même famille ou dans une même catégorie sociale, a engendré chez un même individu une pratique de deux, voire trois religions en même temps ou successivement.

En effet, il n’est pas rare de voir un catholique avoir une foi aussi forte dans la religion tamoule et inversement ; voire même qu’il pratique en plus le culte des ancêtres : “les chinois” (originaires de Chine ou du sud-est asiatique) sont en majorité catholique, les descendants d’esclaves afro-malgaches et d’engagés indiens sont catholiques et animistes et/ou tamouls, les descendants d’indiens musulmans sont musulmans mais surtout, tous se sentent profondément français, réunionnais dans le sens du respect des autres religions et en grande majorité mettant les lois de la République au-dessus de tout dans leur relation à l’autre…

À La Réunion, on peut affirmer que la religion se vit et ne se discute pas : donc elle ne se dispute pas ! Bien sûr, il peut y avoir des tensions individuelles ou familiales, mais il n’y a jamais eu à La Réunion une tension entre communautés pour la prédominance de telle communauté ou religion sur une autre : les voisins de palier peuvent afficher sur leur porte une parole de la Bible, une sourate du Coran ou une sagesse du Mahabharata sans que cela ne choque personne. « D’ailleurs, qui chercherait à traduire ce qui est écrit en arabe ou en tamoul », disait malicieusement une vieille habitante d’un immeuble de Saint-Denis de La Réunion !

En ce qui concerne la religion, nous pouvons aussi affirmer qu’à La Réunion il n’y a pas la recherche de la différence, il y a plutôt un vécu inconscient d’un devoir à l’indifférence face à ce qui reste un droit intrinsèque et intime de l’autre : la Foi ! Et c’est ce qui fait que la religion ne fait aucun débat dans la sphère politique, car les citoyens sont membres de la ville, du quartier, de l’île avant d’être vus comme des croyants de telle ou telle confession.On verra qu’il arrive aussi que le politique transcende le religieux.
 
II. L'accompagnement public des manifestations 

La vie religieuse à La Réunion est rythmée par des grandes manifestations publiques, en dehors de la pratique privée classique chez soi, à l’église, au temple ou à la mosquée :

- les grandes messes catholiques (Pâques, Pentecôte, Assomption…) et les processions (chemin de croix…) se passent sur les espaces et la voie publics ;

- les cérémonies tamoules (hindoues) du Cavadee, en l’honneur de Kârli et/ou de Mariamen, ainsi que les marches sur le feu s’accompagne toutes par de grandes processions sur la voie publique ;

- le Sacrifice d’Abraham, la fin du Ramadan et la Naissance du Prophète sont les trois temps forts des musulmans de La Réunion qui occupent peu l’espace public, sauf dans certaines villes où la prière du matin des fêtes de l’Eid se fait à l’extérieur, dans un espace large, offert par la collectivité communale.

Toutes les communes de La Réunion accompagnent les communautés religieuses dans leurs manifestations sur le plan logistique et de sécurité; et les services municipaux sont parties prenantes de l’organisation afin que tout se déroule bien et que les arrêtés nécessaires soient pris dans les temps. La collectivité est vécue comme un partenaire et les élus sont systématiquement invités en tant qu’élus, pour bien signifier le partenariat d’une part et l’appartenance républicaine d’autre part.

Au contraire de l’idée répandue que « l’élu devrait s’abstenir de s’afficher dans telle ou telle manifestation religieuse  », la présence de l’élu n’est point perçue à La Réunion comme une soumission de la République à telle religion mais bien comme une marque de prééminence de l’autorité publique sur la manifestation religieuse.

Ainsi, toutes les processions, rassemblements ou autres manifestations sont souvent encadrés par la police municipale, en plus de la sécurité mise en place par les organisateurs, quels qu’ils soient ! Et, lors des processions tamoules où les pénitents doivent marcher pieds nus sous le soleil, les communes concernées par les manifestations font précéder la procession d’un camion citerne pour arroser la chaussée chaude.

Par ailleurs, la mise à disposition temporaire d’un site à une organisation religieuse pour prier fait l’objet, lors de la clôture de l’évènement, d’un nettoyage systématique des services municipaux, seuls ou en renfort des organisateurs. Ou encore, lors de la fête musulmane du sacrifice (« Fête d’Abraham »), la mise en place d’un circuit de collecte des déchets des animaux sacrifiés et de transport des cours des particuliers vers les centres d’équarrissage peuvent être réalisés dans le cadre d’une organisation pré-établie par les communes ou les intercommunalités.

Dans la grande majorité des communes, les religions sont traitées sur le même pied d’égalité dans l’accompagnement public. Seules les religions classées publiquement comme sectes par les autorités ne sont pas accompagnées.

La question de la subvention publique “déguisée” à une religion peut-être posée, même si les accompagnements ne relèvent pas d’une organisation réglementaire collective (délibération du conseil municipal) mais plutôt d’actes de gestion courante du maire, soutenu par les élus et la population (arrêtés de police ou autorisations d’occupation temporaires du domaine public; déploiement des services techniques voire de la restauration collective pour la logistique; communication institutionnelle de la collectivité...).

L’application stricte de la loi interdisant toute aide se heurterait, de par l’ancrage des pratiques et des traditions, aux oppositions des citoyens touchés dans heurterait leurs valeurs profondes. À La Réunion, la laïcité se vit comme une cohabitation du religieux régulée par le politique : les religions ne sont pas opposées, elles sont égales devant l’action publique pour ne pas discriminer tel ou tel citoyen.

III. La vie quotidienne 

Au-delà de ces grandes manifestations accompagnées ou non, la vie est rythmée par :

1) La fermeture d’une majorité :
•     des commerces qui appartiennent en majorité aux musulmans dans la plupart des communes, lors de fêtes islamiques ;
•     d’épiceries de quartier qui appartiennent en majorité aux chinois dans toutes les communes lors du jour de l’An chinois comme la fête de Guandi, célébré par des pétards sur la voie publique devant leurs maisons.
    
2) Le partage des moments de fêtes par tous ceux qui le souhaitent :
•     la fête du sacrifice d’Abraham est un moment de fête familiale importante chez les musulmans. Elle symbolise aussi par le partage de la viande des animaux sacrifiés (bœuf, mouton, bouc) avec les familles voisines et les amis non musulmans;
•     les « services », rites forts d’offrandes aux divinités qui se déroulent sur une matinée, souvent le dimanche, ainsi que le lendemain des marches sur le feu où on a sacrifié plusieurs boucs et coqs, sont des moments de partage du repas avec l’ensemble du voisinage, invité ou non, quelque soit la religion de chacun ;
•     le « service kabaré » (cérémonie d’origine malgache), comme la cérémonie du « manger pour le mort » (tamoule et afro-malgache), moments d’offrandes en prières des repas préférés des et aux ancêtres, dépassent aussi le strict cadre familial pour s’élargir aux familles amies non pratiquantes qui sont souvent invitées.

3) Une école de mixité, de métissage et de tolérance :
•     les écoles privées (toutes d’obédience catholiques et un collège d’obédience musulmanne) accueillent aussi des enfants musulmans, hindoues ou de toute autre religion : celle-ci n’est pas la condition d’accès, bien que l’école reste tournée vers la catéchèse à des moments précis de la journée ou de la semaine. La participation des non catholiques n’est pas obligatoire lors de cette catchèse mais doit être respectée dans le silence. L’école catholique est privée mais non exclusivement confessionnelle, ce qui permet à chacun de respecter la religion de l’autre ;
•     rare sont les filles musulmanes qui portent le voile. Et, depuis toujours, si tel est le cas, peu de personne ne s’en offusque car le visage est et reste le plus souvent découvert : ce qui permet de reconnaître son amie de classe ou du quartier ;
•     la fréquentation du sport est obligatoire pour tout le monde et est mixte, y compris à la piscine.

Cependant ( et c’est une des rares choses négatives dans le contexte réunionnais!), trop d’absence ou de dispense sont justifiées par un certificat médical qu’il n’appartient pas aux enseignants de contester mais qu’il serait judicieux de cadrer.

•     la remise de récompenses aux élèves d’une école coranique ou d’un centre de
langue tamoule peut se réaliser dans un espace communal (gymnase, école, salle des fêtes) à la demande des organisateurs, avec la logistique communale. Souvent, le maire y est invité en tant que maire pour plus de solennité républicaine.

4) Une restauration collective respectueuse des minorités
Depuis la mise en place de la cantine gratuite dans les années soixante par le biais du Fonds d’Actions Sociales Obligatoire jusqu’à la tarification aujourd’hui, toutes les communes de l’île qui ont une population multiconfessionnelle proposent un double menu avec du poulet ou du poisson lorsqu’il y a du porc (interdit islamique et parfois de certains tamouls) ou du bœuf (interdit hindou). Parfois, le double menu est réalisé même lorsqu’il n’y a pas une de ces deux viandes. Dans certaines communes, lorsque la proportion de la population de confession tamoule est très importante, le bœuf peut n’être plus servi du tout (exemple des communes de Saint-Louis, Saint-André,Sainte-Suzanne).

Il est important de noter que les deux abattoirs de poulet de l’île ne produisent que des poulets halal. Ainsi, dans la restauration collective comme dans les maisons, tous les réunionnais, musulmans ou non, consomment les poulets frais ou les produits à base de poulet frais halal.Et ce, sans que cela ne choque personne : le halal y est vu comme une simple prière d’offrande à Dieu de l’animal sacrifié pour être consommé.

Il commence à en être de même pour les boucheries. À La Réunion, on parle de double menu (et non de menu de substituion!) car ce menu sert aussi à satisfaire l’enfant qui n’aime pas telle viande, en dehors de toute connotation religieuse.

5) Les affaires funéraires
Dans les grandes villes du littoral, où est concentrée la population musulmane, il existe depuis le début du XXème siècle des carrés musulmans, qui sont des cimetières à part entière, gérés par les communes. L’entretien et le fossoyage relèvent des communes, aidées par des bénévoles dans certains cas. Les autres confessions n’ont pas de cimetières dédiés.

Dans les villes rurales ou urbaines n’ayant pas de cimetières musulmans, les inhumations se font le plus souvent dans les cimetières, sans contraintes ni demandes spécifiques. À défaut, le défunt est enterré dans une autre ville, sans problématiques particulières. Les services de l’état civil restent en permanence à la disposition de toutes les familles sans distiction, quelle que soit l’heure et quel que soit le jour afin que les enterrements se réalisent dans le respect des familles et du défunt.

De même, il n’est pas rare que la police municipale ouvre les cortèges et processions funèbres, du domicile du défunt jusqu’au cimetière. Et ce, aux heures dictées par les familles des défunts en fonction d’un respect des rites religieux ou non.

6) Les opportunités économiques
Des promotions commerciales ne sont pas rares lors de telle ou telle fête religieuse, permettant à la religion de rythmer un secteur économique, par ses manifestations :

- restaurant proposant des recettes spécial Ramadan pendant cette période ;
- commerce d’habillement proposant des vêtements spéciaux à des moments précis de l’année ;
- grande surface faisant une promotion spéciale à des moments clés de la vie sociale (rentrée scolaire, période de Cavadee, fêtes des mères, Jour de l’An chinois…).

IV. Des religions républicaines 

Aucune religion pratiquée à La Réunion, et organisée dans des structures associatives idoines, ne bénéficie d’aides financières d’États ou d’organisations étrangers pour son fonctionnement ou ses investissements. Toute la structure financière est basée sur les dons des pratiquants et les biens immeubles sont soit la propriété propre des associations gérantes ou de l’évêché via des donations privées, soit la propriété des communes (terrain mis à disposition pour une construction ou immeuble mis à disposition pour l’exercice du culte). Les officiants sont rémunérés sous contrat de droit privé des associations gérant le lieu de culte (imam, swami, pasteur ou curé) sinon bénévoles.

Il y a une demande récurrente, depuis plusieurs années, de l’instauration d’un jour férié permettant à chaque communauté de célébrer, avec l’ensemble des réunionnais, une grande fête. L’absence de proposition précise sur des dates précises, rendant immuables les jours retenus, ne permet pas à ce jour de dégager une unanimité. La proposition de retirer des jours fériés liés à la religion catholique pour en donner aux autres étant inacceptable pour l’Eglise catholique et juridiquement inconstitutionnel, le consensus pour instaurer cette évolution reste encore en gestation.

V- Le politique transcende le religieux

Bien des visiteurs ou d’interlocuteurs se sont demandés :
- comment le seul musulman d’une commune des hauts catholique à 98%, a-til pu y être élu maire?
- comment les majorités du Conseil Départemental ont-elles pu élire la seule musulmane en son sein Présidente à plusieurs reprises?
-comment des villes comme Saint-Denis ou Saint-Louis, peuplé majoritairement de blancs et de métis ont-elles pu élire un noir comme maire?

À La Réunion C’est l’appartenance politique qui prime, comme elle a primé dans certaines circonscriptions aux législatives de 2012 en France hexagonale. En politique l’appartenance ethnique ou religieuse est reléguée par le camp politique auquel on appartient: il n’y a pas de solidarité que politique !

VI. Conclusion 

La Réunion se définit par deux principes fondateurs  : la diversité et le métissage. L’histoire du peuplement de La Réunion, qui remonte à plus de 350 ans, et les différents épisodes économiques qui ont forgé le système politique expliquent la réalité de cette société créole. L’immigration, qu’elle ait été libre ou forcée, a modelé le visage de la société réunionnaise.

Ce « Vivre ensemble », enfanté par les apports des migrants successifs, est devenu le visage de La Réunion. Ainsi, de la rencontre :
- entre la France et l’Europe (premiers habitants);
- entre l’Afrique - Australe et occidentale - et Madagascar (esclaves);
- entre l’Inde et la Chine (engagisme et immigration volontaire) ; la Terre réunionnaise a enfanté une grande tolérance.

Tolérance née de ou engendrant le partage des moments de fêtes et des repas : « Dieu unit les croyants et les non croyants, ainsi que les croyants différents par les offrandes des uns et le respect des autres  », me disait une habitante très pratiquante mais plaçant la fraternité comme valeur essentielle.

« D’une île au monde » disait Paul Vergès. Nous pouvons aujourd’hui oser rêver à sa suite que le monde est appelé à devenir réunionnais. Car est réunionnais celui qui, quel que soit l’endroit où il est né et quelle que soit sa religion, vit la culture réunionnaise dans tous ses aspects : valeurs (respect de l’autre, tolérance, sens du partage, métissage), langue, arts culinaires et musicales, architecture,
attachement ancestral ou rattachement à la terre de vie. Cela peut s’appliquer à n’importe quel endroit de la Terre…

Et même si la nouvelle migration mahoraise (qui sera abordée dans un autre opus, sous la direction de Madame Herwine BOYER, 1ère adjointe au maire de Saint-Benoît) pose questions, nul doute que La Réunion puisera dans ses ressources pour trouver des réponses adaptés et originales à chaque problématique. 



        


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